BORIS CYRULNIK a popularisé une théorie qui a fait de lui une star : LA RESILIENCE
Source : http://www.lepoint.fr/actualites/2008-09-19/entretien-boris-cyrulnik-la-confession/1331/0/275007
Après un traumatisme, nous pourrions tous, comme notre ordinateur, «rebooter» notre disque dur. Un concept révolutionnaire qui tord le cou au déterminisme et à la fatalité. Mais qui, victime de son succès, a aussi été mal interprété, parfois caricaturé. A l’occasion de la sortie de son nouveau livre « Autobiographie d’un épouvantail », le neuropsychiatre Boris Cyrulnik remet les pendules à l’heure et, pour la première fois, évoque son propre cas.
Le Point : C’est votre cinquième livre sur la résilience. On a envie de dire : quoi de nouveau ?
Boris Cyrulnik : Dans mes précédents livres, j’expliquais que rien n’est inéluctable et que l’on peut guérir d’un traumatisme. Ce qui n’était pas envisageable lorsque je faisais mes études. On faisait du misérabilisme, on ne parlait alors que des dégâts du traumatisme, sans jamais s’intéresser à la manière de le réparer. Plus j’explore la résilience, plus je suis surpris par ce que je découvre. Cette fois, en voulant comprendre pourquoi la résilience ne marchait pas à tous les coups, j’ai poussé une nouvelle porte. Après un traumatisme, ce sont les récits qu’en font la famille, le quartier, la culture qui vont détruire la victime ou la sauver. C’est ce que j’appelle le déterminisme verbal.
Le Point : Que voit Boris Cyrulnik quand il se met devant sa glace ? Que reste-t-il de «Bernard», le petit garçon juif qui se cachait des nazis ?
Boris Cyrulnik : Le petit Bernard est un prénom derrière lequel je me suis longtemps caché. Mon histoire est devenue publique quand j’ai fait donner la médaille des justes à une dame à Bordeaux qui m’a sauvé la vie. J’avais demandé aux organisateurs que cela ne soit pas médiatisé. Quand je suis arrivé, les télés étaient là. J’ai failli faire demi-tour. Je suis lâche. C’est pourquoi je ne fais que des autobiographies à la troisième personne.
Tout de suite après la guerre, je suis tombé dans la Bible sur l’histoire de Loth, avec de magnifiques illustrations de Gustave Doré, que je revois encore tant elles m’ont marqué. Dieu dit à Loth : «Sauve-toi, il y va de ta vie. Ne te retourne pas, surtout ne regarde pas Sodome en train de brûler, sinon tu vas te transformer en statue de sel.» J’avais 8 ans. Pour moi, c’était clair. Cela signifiait : il t’est arrivé un immense fracas pendant la guerre, regarde devant, rêve et agis ; si par malheur tu te retournes, le sel de tes larmes va te transformer en statue de sel. Tu ne pourras plus vivre. Cela a été ma stratégie de survie, comme pour tous ceux qui arrivent à déclencher un processus de résilience. J’ai pensé que je cesserais d’être un épouvantail si j’arrivais à devenir psychiatre, parce qu’alors je comprendrais tout. C’est l’accomplissement de ce rêve qui m’a fait m’en sortir. Si j’avais été parfaitement équilibré, je serais devenu ébéniste comme mon père. Ce n’est pas normal d’être psychiatre...
Le Point : On a parfois l’impression que la résilience est la baguette magique qui va tout résoudre...
Boris Cyrulnik : Mes détracteurs ont voulu faire du résilient un surhomme ! Etre résilient, c’est seulement retrouver le droit d’être un homme. Paradoxalement, je ne suis pas un exemple terrible de résilience. Derrière l’image médiatique se tient un homme qui essaie d’avancer et parfois cela ne va pas si bien que ça...
Bien sûr que la résilience peut échouer. Pour certaines personnes, tout s’arrête. Elles vous disent : «Je suis prisonnier du passé, je ne m’en sors pas...» Elles sont en état de mort psychique. Elles se pensent épouvantails. Je me suis vu ainsi. C’est trop dur, je n’y arriverai pas. Je l’ai pensé par moments. On est tenté par la démission. On souffre moins quand on se laisse aller, glisser, partir... La bagarre est excitante, mais tellement douloureuse !
Le traumatisme est un chaos qui rebat les cartes. On peut ne pas trouver la force de rejouer avec les nouvelles cartes ou au contraire s’en saisir comme d’une chance. Tout dépend de son tempérament, de ce que l’on a vécu avant le traumatisme, et puis de l’entourage et des rencontres que l’on fait après. L’intensité de la résilience va de zéro à presque l’infini. Certaines personnes font du traumatisme le sens de leur vie. Elles métamorphosent leurs blessures en engagement idéologique, scientifique ou littéraire.
En fait, rien n’est joué d’avance. J’aurais pu échouer si cela avait duré trop longtemps. Si j’avais été trop souvent découragé ou si j’avais connu trop d’échecs. Au lieu de cela, j’ai eu la chance de rencontrer des tuteurs de résilience, que je ne reconnaîtrais même pas dans la rue. Cette institutrice qui m’a inscrit à l’examen d’entrée au lycée. Ce prof qui m’a incité à passer le concours général de français, puis cet autre qui m’a poussé à faire Sciences po. Ils m’ont permis d’aller de l’avant, sans me retourner.
Après une profonde blessure psychologique, il faut respecter une période pendant laquelle le traumatisé nie ce qui lui est arrivé. On ne peut pas faire marcher quelqu’un qui a une jambe cassée. On lui met un plâtre, qu’il faudra à un moment enlever, comme il faut à un moment bousculer le déni. Personnellement, on m’a obligé à garder le plâtre trop longtemps. Les autres ont été les complices malgré eux de mon refus de voir la réalité, car ils ne pouvaient pas entendre mon histoire. Après la guerre, j’ai raconté comment j’avais, à 6 ans et demi, échappé à une rafle de la Gestapo en 1943. Les gens ne me croyaient pas et éclataient de rire. Il a fallu que je publie mon premier livre et que Michel Polac m’invite sur le plateau de «Droit de réponse». Après l’émission, des téléspectateurs ont téléphoné : «Est-ce que ce ne serait pas le petit Boris que j’ai aidé à s’évader de la synagogue de Bordeaux ?» C’était en 1983, j’ai enfin eu la preuve de ce que je disais.
Le Point : Si l’on vous suit, nous sommes ce que les autres disent de nous et rien d’autre, un simple «je» de construction...
Boris Cyrulnik : L’être humain est fabriqué par sa «culture», il se construit préverbalement par les interactions affectives et par les récits des autres sur lui. Le film qu’il se fait de lui-son âme-n’est rempli que de ce que les autres y mettent. Et le sens qu’il attribue à sa vie dépend de l’interprétation qu’en fait son entourage. L’assistante sociale, l’avocat ou le juge qui dit d’un enfant : «Après ce qu’il a vécu, comment voulez-vous qu’il s’en sorte ?» maltraitent encore plus celui qu’ils sont censés protéger.
Si j’ai accepté d’occulter mon passé, c’est pour ne pas être étiqueté «victime» - c’est la tunique d’infamie. J’ai refusé ce que la culture me proposait, faire une carrière de victime : il est blessé, il est foutu, on va lui donner une pension et qu’il se taise.
Le Point : Vous citez la honte ressentie par les survivants d’Hiroshima ou les rescapés des camps de concentration. Comment peut-on survivre alors que tous les autres sont morts ?
Boris Cyrulnik : Une victime vivante est forcément un peu coupable aux yeux des autres. Les orphelins rwandais qui vivent entre eux dans les «ménages d’orphelins» gouvernés par un grand frère ou une grande soeur ou les rescapés qui sont pris en charge en Europe ou au Québec réussissent à l’école et savent ce qu’ils veulent faire plus tard. Ils ne se sentent pas diminués, mais fiers d’avoir surmonté leur trauma. Ils s’en sortent mieux que les enfants restés au contact de parents blessés, dans une enveloppe de souffrance. Ceux-là vivent avec les morts à table. Leur bonheur est coupable.
Pour une victime, rien n’est pire que d’être contrainte au silence. J’ai été obligé de me couper en deux : une partie socialement acceptable et une partie indicible. Je menais une existence à cloche-pied. Lorsque l’on vit dans la fable de Loth, on survit, mais on n’est pas entier. On s’est battu, on a eu des succès, mais on ne connaît pas ses racines, on n’a jamais osé regarder en face son passé, on a été condamné à mort parce que l’on était tsigane ou juif sans savoir ce que c’est d’être tsigane ou juif, on ne connaît pas sa religion. On traîne derrière soi une ombre immense. Les récits sont le moyen de nous réconcilier avec notre propre histoire.
Cette jeune femme dont je parle dans mon livre, à qui l’on annonce brutalement : «Ta mère est une pute qui est partie avec un boche», reçoit un coup terrible. Une blessure qu’elle va traîner cinquante ans, jusqu’à ce qu’elle reprenne possession de son histoire en fouillant dans les archives. Elle se construit une nouvelle représentation de son passé qui modifie le regard qu’elle se porte : «J’ai eu tort d’avoir honte». Les «enfants de boche» vous disent : «Ma vie a été empoisonnée par cette ombre. Je n’ai pourtant commis aucun crime.» Et puis la culture change, on leur donne enfin le droit de parler d’eux et de leur père. Ces ex-«enfants de boche», qui ont 65 ou 75 ans aujourd’hui, me montrent des photos de leur père en uniforme de la Wehrmacht : «Vous ne trouvez pas qu’il est beau ?» C’est agréable de se sentir entier. De cesser d’avoir une partie de sa personnalité éteinte. Si la culture avait été plus encourageante, ce travail, ils auraient pu le faire à 15 ou 20 ans.
Le Point : Une société qui veut la transparence coûte que coûte est-elle supportable pour l’individu ? N’a-t-on pas besoin de garder une part d’ombre, la «part maudite» comme l’appelait Bataille ?
Boris Cyrulnik : Contrairement à ce qu’affirment mes détracteurs, j’ai toujours dit qu’il vaut mieux parfois ne pas dévoiler certains secrets, déguiser la vérité. D’abord parce que l’enfant se sent une personne le jour où il peut «faire secret», ne pas tout dire à sa mère. Ce jour-là, sa personnalité est constituée. Ensuite, si le secret fait de l’ombre sur la vie d’un enfant, sa révélation peut être plus terrible encore. Je raconte dans mon livre l’histoire de Pierrot, qui vénérait son père «résistant» et qui découvre dans les archives de la préfecture qu’il était un collaborateur et a fait fusiller quatorze amis d’enfance.
Dans toutes les familles, tous les couples, il y a un secret, des raisons de se rendre malheureux. Est-ce que l’on peut dire à une fille, comme le recommandent certains psys, qu’elle est née d’un inceste ? J’ai deux patientes auxquelles les parents ont révélé ce secret. Les deux ont fait des bouffées délirantes. L’une se remet à peu près, l’autre est en hôpital psychiatrique. Si on ne leur avait pas avoué la vérité, le poids de ce secret les aurait alourdies, mais elles n’auraient sans doute pas fait de bouffées délirantes. On ne peut pas tout dire.
Le Point : Pourquoi dites-vous que notre besoin de tout expliquer fabrique des boucs émissaires ?
Boris Cyrulnik : Tout traumatisme est un événement insensé, et c’est l’explication de l’insensé qui redonne goût à la vie. Désigner un bouc émissaire, c’est la pensée facile. Choisir la résilience, vouloir comprendre est plus difficile. Au Moyen Age, la peste noire était la faute des juifs. En 2001, Jospin ne sait quoi répondre aux sinistrés de la Somme, persuadés que le gouvernement a détourné les eaux en crue de la Seine pour protéger les Parisiens. Une accusation absurde mais qui les a aidés.
Aaron sait que le bouc est innocent, mais il le charge symboliquement des péchés de groupe pour ne pas avoir à sacrifier son propre fils. Quand l’aspect symbolique disparaît, l’homme enclenche des mécanismes archaïques de défense et c’est la porte ouverte à tous les délires meurtriers. La résilience ne vaut pas qu’au niveau de l’individu. Les cultures se sont construites par catastrophes successives. On part dans une direction et soudain il se passe quelque chose : la disparition des dinosaures, le trou dans la couche d’ozone... La catastrophe, ce n’est jamais le désastre. La vie reprend son cours, mais d’une autre manière. Les catastrophes font avancer les sociétés. Beaucoup de biologistes pensent même que l’évolution est une suite de catastrophes. Ils parlent de «résilience naturelle».