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silo - Page 48

  • DEFI A LA PUDEUR DE GERARD BONNET

    Gérard Bonnet, psychanalyste et auteur du livre «Défi à la pudeur : quand la pornographie devient l’initiation sexuelle des jeunes »

    Interview

    Source : http://www.prostitutionetsociete.fr

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    "Au moment où se développe un mouvement de libération des femmes, on assiste à une vengeance des hommes face aux exigences et aux revendications féminines..."

    La pornographie touche de plus en plus les enfants et les adolescents. Pour Gérard Bonnet, psychanalyste et auteur du livre «Défi à la pudeur : quand la pornographie devient l’initiation sexuelle des jeunes », il est urgent de réagir et de réfléchir à notre responsabilité collective ; et de réhabiliter le sexe féminin face à un repli généralisé sur le phallus tout-puissant.

    Quelles conséquences a la pornographie pour les enfants et adolescents à qui elle sert désormais d’initiation sexuelle ?

    L’exhibitionnisme pornographique dans lequel nous vivons, et dont la publicité est devenue le fer de lance, a des conséquences graves et sous-estimées. On voit apparaître un comportement où la fille est pour les garçons un objet à consommer, où elle est utilisée pour les partouzes, les plaisirs immédiats, les viols collectifs. La pornographie court-circuite un temps essentiel de la petite et de la moyenne enfance. L’enfant accède à des formes de plaisir, plaisirs de la bouche, plaisir anal, tout ce que nous appelons les plaisirs pulsionnels, qui sont de l’ordre des satisfactions sensitives, mais il ne peut pas encore accéder au sexe génital. Il imagine ce que font les adultes, il se construit, mais sa sexualité génitale est purement fantasmatique. Cette période est d’une importance capitale.

    C’est elle qui lui permet, lorsqu’il accède à la génitalité vers 13/14 ans, de disposer d’un matelas d’imaginaire qui permet la rencontre et la rend plus souple, plus amoureuse ; le corps n’arrivera que comme un aboutissement.

    Une véritable censure pèse pourtant sur la pornographie, dont on peut à peine débattre sous peine de passer pour un tenant de l’ordre moral…

    J’ai été frappé, moi qui ai écrit pas mal de livres, de voir des libraires mal à l’aise pour exposer celui-ci. Il n’est pas dans le courant. Je suis pourtant très bien reçu par mes collègues ; face à la pornographie, un mouvement se dessine tout de même ; il ya trop de dysfonctionnements, trop de malheurs qui en résultent. Mais il faut aller contre la facilité et contre les puissances d’argent. J’étais bien placé, moi qui passais plutôt pour quelqu’un qui excusait les pervers…

    En tant qu’analyste, quand un pervers vient me voir, je ne lui dis pas "vous êtes un salaud". Mais aujourd’hui, ce ne sont plus les pervers et les exhibitionnistes qui ont besoin qu’on les défende ; ils ont pignon sur rue. Ce qui était un drame pour eux est devenu un drame pour leurs victimes. Et il s’agit, au-delà de victimes individuelles, d’une victime collective qui est l’enfance et l’adolescence ; c’est l’embrigadement des forces vives de notre société.

    Embrigadement, et même asservissement, dites-vous dans votre livre…

    Il s’agit d’un phénomène de génération. Les gens de 68 ont dit s’être libérés sexuellement. Résultat, ils sont paumés, en pleine déroute de repères. Leur désarroi, leur angoisse, ils l’imposent aux enfants en leur infligeant leur sexualité à l’état brut ; en plaquant sur eux leur problème non résolu. Les enfants ne sont pas préparés, ils n’en ont pas envie, mais naturellement ils sont attirés par le sexe. Ils ne se rendent pas compte qu’ils se laissent asservir. Et comme ils semblent consentants, on ne voit pas où est le problème.

    C’est ce que disent les pédophiles : il avait l’air content, il était d’accord. L’enfant est embrigadé, il croit l’adulte tout-puissant. Après coup seulement, il se rend compte qu’il a été floué. C’est d’autant plus difficile pour lui que, face à un vrai pervers, on peut dire que c’est un salaud ; face à la pornographie, on ne peut pas se défendre.

    Alors que la pornographie affiche tous les dehors de la "modernité" et de la "libération", vous parlez d’un "retour en arrière effréné".

    Il s’agit en effet d’un retour en arrière. Et d’un carcan qui ne vaut guère mieux que celui des interdits qui l’a précédé. Du fait de la mondialisation, les individus angoissés se replient sur le sexe, la seule chose dont ils soient encore sûrs. Et les hommes, sur leur phallus ; là, je peux jouir, je peux m’imposer et avoir pouvoir sur l’autre. C’est une régression. On se replie sur des valeurs matérielles, on croit être heureux parce qu’on peut jouir de tout.

    Or, la jouissance matérielle, on le voit avec la drogue, entraîne l’asservissement. Dépendre d’un objet pour trouver son plaisir, c’est tomber dans l’addiction. L’addiction, y compris en matière de sexe, entraîne une dépendance et peu à peu une régression vers les comportements les plus élémentaires. La libération serait de trouver plus de richesse, de vie, d’humanité dans le sexe. Or, on le déshumanise complètement.

    Selon vous, notre civilisation de l’image met en péril l’égalité des sexes ?

    Les organes sexuels masculins sont dans l’évidence, dans l’exhibition. Le voir favorise la sexualité masculine. Dans la période cruciale où les petites filles se rendent compte de leur anatomie, elles sont mal à l’aise parce qu’elles cherchent ce qu’elles ne voient pas. Il faut les faire évoluer pour qu’elles sachent que ce qu’elles n’ont pas en extériorité, elles l’ont en intériorité et même qu’elles ont là une richesse que l’homme n’a pas.

    Cette difficulté rejoint les erreurs de l’éducation sexuelle à l’école, restée au niveau des schémas organiques, et qui fait croire aux filles qu’elles n’ont rien. La domination de l’image et du voir est incontestablement une domination machiste. Au moment où se développe un mouvement de libération des femmes, on assiste à une vengeance des hommes face aux exigences et aux revendications féminines ; c’est une façon de dire vous pouvez toujours courir, c’est nous qui avons l’argent, le pouvoir, le phallus.

    Quels liens faites-vous entre pornographie et prostitution ?

    Étymologiquement, le mot a la même racine. Les deux procèdent du même circuit, de la même mentalité. La pornographie, c’est acheter un corps de femme par image interposée et le consommer ensemble. Elle se fonde sur des scénarios machistes et entretient une image de la sexualité de type prostitutionnel. L’homme consomme de la femme. Ce n’est pas une rencontre, pas un échange, mais un homme qui possède une femme et se permet tout. Et quand la femme change de statut, par exemple dans le scénario sado-masochiste, c’est la même chose que dans la prostitution. Il y a un très grand parallélisme à faire et lutter contre l’un ne sert à rien si l’on ne lutte pas contre l’autre. Le climat pornographique actuel encourage clairement le recours à la prostitution.

    Vous proposez de remettre le sexe féminin au centre de la problématique.

    Rien de moins que la révolution… L’art est capable de dire la beauté du sexe féminin. Face à l’art phallique, écrasant, il faut privilégier un art qui met la femme au centre de la perspective. Pas forcément son sexe au sens réel, mais sa féminité, son intériorité. Les plus grands peintres l’ont fait. Il ya une éducation possible. On peut aider les jeunes à entretenir leur sens critique, leur sens de la dérision, leur mépris pour la dévalorisation du sexe. Eduquer leur goût esthétique serait aussi fondamental que l’éducation sexuelle. Toutefois, c’est plus facile à l’échelle d’une famille qu’à l’échelle d’une société. Beaucoup de jeunes s’en sortent grâce au climat humain et familial qui les entoure. Il ne faut pas être pessimiste. Mais dénoncer, parler. On est du côté de l’humain, on ne défend pas une morale, mais notre humanité, des siècles de culture, de recherche pour ne pas être esclave de la matérialité du sexe.

    Pour justifier la prostitution, on invoque toujours un "besoin sexuel" irrépressible des hommes. Qu’en pensez-vous ?

    Quand un homme a ce matelas d’imaginaire dont je parlais, il pourra vivre des frustrations, réinvestir ce monde-là. L’idée que les hommes auraient un besoin sexuel irrépressible, une pulsion non maîtrisable, est parfaitement fausse. La sexualité est d’autant plus riche qu’on a su se contenir et l’investir au niveau imaginaire. Et trouver comment avoir du plaisir sans transformer l’autre à l’état d’objet.

  • COMMENT UN HOMME VIOLENT PEUT-IL SORTIR DU CYCLE DE LA VIOLENCE CONJUGALE ?

    Source : http://www.ladominationmasculine.net/themes/51-homme-violent-repenti-cycle-violence-conjugale.html

    Il faut rendre hommage à cet homme qui nous permet de mieux comprendre et peut-être de faire réfléchir d’autres hommes.


    Il faut savoir que la violence conjugale se perpétue dans un contexte culturel bien précis : le patriarcat. A savoir une société qui globalement considère les hommes et les femmes différemment. L’homme violent agit donc à l’intérieur de cette sphère en cohérence avec la culture ambiante.

    Il s’estime être le chef (même inconsciemment) et sa femme être sa propriété. D’où le risque plus important du passage à l’acte au moment à la femme décide de quitter son compagnon.

    D’où aussi le fait que la violence conjugale place la femme du côté des victimes et l’homme du côté des agresseurs. L’inverse existe évidemment mais reste beaucoup plus rare. De plus, on assiste alors à une explosion de violence ponctuelle plutôt qu’au fameux cycle de la violence conjugale très rarement observé dans ce sens.

    Le maître mot, chez les femmes qui témoignent et chez Denis, est «contrôle». La violence conjugale passe par le désir de contrôler l’autre.

    Lors du tournage de « la domination masculine », Patric Jean a passé beaucoup de temps dans des centres médico-légaux où des victimes (accident, violences…) viennent faire constater leurs blessures (physiques et psychologiques).

    Les médecins témoignent de la disparité des situations toujours différentes sauf dans les cas de violence conjugale où les femmes victimes racontent toutes exactement la même histoire, les mêmes événements, dans le même ordre, avec souvent les mêmes mots.

    Il s’agit donc bien un phénomène culturel bien ancré.

  • ENTRETIEN AVEC BORIS CYRULNIK

    BORIS CYRULNIK a popularisé une théorie qui a fait de lui une star : LA RESILIENCE

    Source : http://www.lepoint.fr/actualites/2008-09-19/entretien-boris-cyrulnik-la-confession/1331/0/275007

    boris cyrulnik.jpgAprès un traumatisme, nous pourrions tous, comme notre ordinateur, «rebooter» notre disque dur. Un concept révolutionnaire qui tord le cou au déterminisme et à la fatalité. Mais qui, victime de son succès, a aussi été mal interprété, parfois caricaturé. A l’occasion de la sortie de son nouveau livre « Autobiographie d’un épouvantail », le neuropsychiatre Boris Cyrulnik remet les pendules à l’heure et, pour la première fois, évoque son propre cas.

    Le Point : C’est votre cinquième livre sur la résilience. On a envie de dire : quoi de nouveau ?

    Boris Cyrulnik : Dans mes précédents livres, j’expliquais que rien n’est inéluctable et que l’on peut guérir d’un traumatisme. Ce qui n’était pas envisageable lorsque je faisais mes études. On faisait du misérabilisme, on ne parlait alors que des dégâts du traumatisme, sans jamais s’intéresser à la manière de le réparer. Plus j’explore la résilience, plus je suis surpris par ce que je découvre. Cette fois, en voulant comprendre pourquoi la résilience ne marchait pas à tous les coups, j’ai poussé une nouvelle porte. Après un traumatisme, ce sont les récits qu’en font la famille, le quartier, la culture qui vont détruire la victime ou la sauver. C’est ce que j’appelle le déterminisme verbal.

    Le Point : Que voit Boris Cyrulnik quand il se met devant sa glace ? Que reste-t-il de «Bernard», le petit garçon juif qui se cachait des nazis ?

    Boris Cyrulnik : Le petit Bernard est un prénom derrière lequel je me suis longtemps caché. Mon histoire est devenue publique quand j’ai fait donner la médaille des justes à une dame à Bordeaux qui m’a sauvé la vie. J’avais demandé aux organisateurs que cela ne soit pas médiatisé. Quand je suis arrivé, les télés étaient là. J’ai failli faire demi-tour. Je suis lâche. C’est pourquoi je ne fais que des autobiographies à la troisième personne.

    Tout de suite après la guerre, je suis tombé dans la Bible sur l’histoire de Loth, avec de magnifiques illustrations de Gustave Doré, que je revois encore tant elles m’ont marqué. Dieu dit à Loth : «Sauve-toi, il y va de ta vie. Ne te retourne pas, surtout ne regarde pas Sodome en train de brûler, sinon tu vas te transformer en statue de sel.» J’avais 8 ans. Pour moi, c’était clair. Cela signifiait : il t’est arrivé un immense fracas pendant la guerre, regarde devant, rêve et agis ; si par malheur tu te retournes, le sel de tes larmes va te transformer en statue de sel. Tu ne pourras plus vivre. Cela a été ma stratégie de survie, comme pour tous ceux qui arrivent à déclencher un processus de résilience. J’ai pensé que je cesserais d’être un épouvantail si j’arrivais à devenir psychiatre, parce qu’alors je comprendrais tout. C’est l’accomplissement de ce rêve qui m’a fait m’en sortir. Si j’avais été parfaitement équilibré, je serais devenu ébéniste comme mon père. Ce n’est pas normal d’être psychiatre...

    Le Point : On a parfois l’impression que la résilience est la baguette magique qui va tout résoudre...

    Boris Cyrulnik : Mes détracteurs ont voulu faire du résilient un surhomme ! Etre résilient, c’est seulement retrouver le droit d’être un homme. Paradoxalement, je ne suis pas un exemple terrible de résilience. Derrière l’image médiatique se tient un homme qui essaie d’avancer et parfois cela ne va pas si bien que ça...

    Bien sûr que la résilience peut échouer. Pour certaines personnes, tout s’arrête. Elles vous disent : «Je suis prisonnier du passé, je ne m’en sors pas...» Elles sont en état de mort psychique. Elles se pensent épouvantails. Je me suis vu ainsi. C’est trop dur, je n’y arriverai pas. Je l’ai pensé par moments. On est tenté par la démission. On souffre moins quand on se laisse aller, glisser, partir... La bagarre est excitante, mais tellement douloureuse !

    Le traumatisme est un chaos qui rebat les cartes. On peut ne pas trouver la force de rejouer avec les nouvelles cartes ou au contraire s’en saisir comme d’une chance. Tout dépend de son tempérament, de ce que l’on a vécu avant le traumatisme, et puis de l’entourage et des rencontres que l’on fait après. L’intensité de la résilience va de zéro à presque l’infini. Certaines personnes font du traumatisme le sens de leur vie. Elles métamorphosent leurs blessures en engagement idéologique, scientifique ou littéraire.

    En fait, rien n’est joué d’avance. J’aurais pu échouer si cela avait duré trop longtemps. Si j’avais été trop souvent découragé ou si j’avais connu trop d’échecs. Au lieu de cela, j’ai eu la chance de rencontrer des tuteurs de résilience, que je ne reconnaîtrais même pas dans la rue. Cette institutrice qui m’a inscrit à l’examen d’entrée au lycée. Ce prof qui m’a incité à passer le concours général de français, puis cet autre qui m’a poussé à faire Sciences po. Ils m’ont permis d’aller de l’avant, sans me retourner.

    Après une profonde blessure psychologique, il faut respecter une période pendant laquelle le traumatisé nie ce qui lui est arrivé. On ne peut pas faire marcher quelqu’un qui a une jambe cassée. On lui met un plâtre, qu’il faudra à un moment enlever, comme il faut à un moment bousculer le déni. Personnellement, on m’a obligé à garder le plâtre trop longtemps. Les autres ont été les complices malgré eux de mon refus de voir la réalité, car ils ne pouvaient pas entendre mon histoire. Après la guerre, j’ai raconté comment j’avais, à 6 ans et demi, échappé à une rafle de la Gestapo en 1943. Les gens ne me croyaient pas et éclataient de rire. Il a fallu que je publie mon premier livre et que Michel Polac m’invite sur le plateau de «Droit de réponse». Après l’émission, des téléspectateurs ont téléphoné : «Est-ce que ce ne serait pas le petit Boris que j’ai aidé à s’évader de la synagogue de Bordeaux ?» C’était en 1983, j’ai enfin eu la preuve de ce que je disais.

    Le Point : Si l’on vous suit, nous sommes ce que les autres disent de nous et rien d’autre, un simple «je» de construction...

    Boris Cyrulnik : L’être humain est fabriqué par sa «culture», il se construit préverbalement par les interactions affectives et par les récits des autres sur lui. Le film qu’il se fait de lui-son âme-n’est rempli que de ce que les autres y mettent. Et le sens qu’il attribue à sa vie dépend de l’interprétation qu’en fait son entourage. L’assistante sociale, l’avocat ou le juge qui dit d’un enfant : «Après ce qu’il a vécu, comment voulez-vous qu’il s’en sorte ?» maltraitent encore plus celui qu’ils sont censés protéger.

    Si j’ai accepté d’occulter mon passé, c’est pour ne pas être étiqueté «victime» - c’est la tunique d’infamie. J’ai refusé ce que la culture me proposait, faire une carrière de victime : il est blessé, il est foutu, on va lui donner une pension et qu’il se taise.

    Le Point : Vous citez la honte ressentie par les survivants d’Hiroshima ou les rescapés des camps de concentration. Comment peut-on survivre alors que tous les autres sont morts ?

    Boris Cyrulnik : Une victime vivante est forcément un peu coupable aux yeux des autres. Les orphelins rwandais qui vivent entre eux dans les «ménages d’orphelins» gouvernés par un grand frère ou une grande soeur ou les rescapés qui sont pris en charge en Europe ou au Québec réussissent à l’école et savent ce qu’ils veulent faire plus tard. Ils ne se sentent pas diminués, mais fiers d’avoir surmonté leur trauma. Ils s’en sortent mieux que les enfants restés au contact de parents blessés, dans une enveloppe de souffrance. Ceux-là vivent avec les morts à table. Leur bonheur est coupable.

    Pour une victime, rien n’est pire que d’être contrainte au silence. J’ai été obligé de me couper en deux : une partie socialement acceptable et une partie indicible. Je menais une existence à cloche-pied. Lorsque l’on vit dans la fable de Loth, on survit, mais on n’est pas entier. On s’est battu, on a eu des succès, mais on ne connaît pas ses racines, on n’a jamais osé regarder en face son passé, on a été condamné à mort parce que l’on était tsigane ou juif sans savoir ce que c’est d’être tsigane ou juif, on ne connaît pas sa religion. On traîne derrière soi une ombre immense. Les récits sont le moyen de nous réconcilier avec notre propre histoire.

    Cette jeune femme dont je parle dans mon livre, à qui l’on annonce brutalement : «Ta mère est une pute qui est partie avec un boche», reçoit un coup terrible. Une blessure qu’elle va traîner cinquante ans, jusqu’à ce qu’elle reprenne possession de son histoire en fouillant dans les archives. Elle se construit une nouvelle représentation de son passé qui modifie le regard qu’elle se porte : «J’ai eu tort d’avoir honte». Les «enfants de boche» vous disent : «Ma vie a été empoisonnée par cette ombre. Je n’ai pourtant commis aucun crime.» Et puis la culture change, on leur donne enfin le droit de parler d’eux et de leur père. Ces ex-«enfants de boche», qui ont 65 ou 75 ans aujourd’hui, me montrent des photos de leur père en uniforme de la Wehrmacht : «Vous ne trouvez pas qu’il est beau ?» C’est agréable de se sentir entier. De cesser d’avoir une partie de sa personnalité éteinte. Si la culture avait été plus encourageante, ce travail, ils auraient pu le faire à 15 ou 20 ans.

    Le Point : Une société qui veut la transparence coûte que coûte est-elle supportable pour l’individu ? N’a-t-on pas besoin de garder une part d’ombre, la «part maudite» comme l’appelait Bataille ?

    Boris Cyrulnik : Contrairement à ce qu’affirment mes détracteurs, j’ai toujours dit qu’il vaut mieux parfois ne pas dévoiler certains secrets, déguiser la vérité. D’abord parce que l’enfant se sent une personne le jour où il peut «faire secret», ne pas tout dire à sa mère. Ce jour-là, sa personnalité est constituée. Ensuite, si le secret fait de l’ombre sur la vie d’un enfant, sa révélation peut être plus terrible encore. Je raconte dans mon livre l’histoire de Pierrot, qui vénérait son père «résistant» et qui découvre dans les archives de la préfecture qu’il était un collaborateur et a fait fusiller quatorze amis d’enfance.

    Dans toutes les familles, tous les couples, il y a un secret, des raisons de se rendre malheureux. Est-ce que l’on peut dire à une fille, comme le recommandent certains psys, qu’elle est née d’un inceste ? J’ai deux patientes auxquelles les parents ont révélé ce secret. Les deux ont fait des bouffées délirantes. L’une se remet à peu près, l’autre est en hôpital psychiatrique. Si on ne leur avait pas avoué la vérité, le poids de ce secret les aurait alourdies, mais elles n’auraient sans doute pas fait de bouffées délirantes. On ne peut pas tout dire.

    Le Point : Pourquoi dites-vous que notre besoin de tout expliquer fabrique des boucs émissaires ?

    Boris Cyrulnik : Tout traumatisme est un événement insensé, et c’est l’explication de l’insensé qui redonne goût à la vie. Désigner un bouc émissaire, c’est la pensée facile. Choisir la résilience, vouloir comprendre est plus difficile. Au Moyen Age, la peste noire était la faute des juifs. En 2001, Jospin ne sait quoi répondre aux sinistrés de la Somme, persuadés que le gouvernement a détourné les eaux en crue de la Seine pour protéger les Parisiens. Une accusation absurde mais qui les a aidés.

    Aaron sait que le bouc est innocent, mais il le charge symboliquement des péchés de groupe pour ne pas avoir à sacrifier son propre fils. Quand l’aspect symbolique disparaît, l’homme enclenche des mécanismes archaïques de défense et c’est la porte ouverte à tous les délires meurtriers. La résilience ne vaut pas qu’au niveau de l’individu. Les cultures se sont construites par catastrophes successives. On part dans une direction et soudain il se passe quelque chose : la disparition des dinosaures, le trou dans la couche d’ozone... La catastrophe, ce n’est jamais le désastre. La vie reprend son cours, mais d’une autre manière. Les catastrophes font avancer les sociétés. Beaucoup de biologistes pensent même que l’évolution est une suite de catastrophes. Ils parlent de «résilience naturelle».